Elle est revenue la lumière pacifiante de la terre !
Ils ne sont plus en agonie, nos cœurs humains !
Ô Christ, mêlons encore nos souffrances à la tienne,
Notre bonheur à ton désir de joie pour nous !
Première station
Nous avons si mal à nos gorges
À dire le chemin qu’Il prend !
Jésus est condamné à mort
Les hommes ont décidé la mort de Dieu,
ils donnent la mort puisque c’est le seul don qu’ils puissent faire.
Ils condamnent le Divin à faire l’expérience de leur vie terrestre jusqu’au bout,
ils condamnent la Vie à ressusciter.
Et depuis ce temps-là, les Enfants de lumière
perpétuent la Passion du Seigneur.
Nous aussi, on nous a presque arrachés de ce monde,
en nous aussi, on a voulu condamner l’espérance à mort.
Mais puisque nous la vivions en Vous, le cri qui montait du Calvaire
aura été grossi par nos cœurs en Passion.
« Quand j’aurai été élevé de terre,
j’attirerai à moi tous les hommes » (Jean 12, 32).
Deuxième station
Voici que le roi dérisoire
Porte le mal de création !
Jésus est chargé de sa croix.
Les hommes présentent le spectacle d’un Dieu chargé de son gibet.
Ici commence la grande scène de leur délivrance de l’esprit.
Ils condamnent l’amour à connaître le poids de la haine,
ils condamnent leurs descendants à cette atroce hérédité.
Et depuis ce temps-là les Enfants de lumière
ont une part qui supporte la cruauté du monde.
Nous aussi, Seigneur, nous avons porté ce qui faisait mal,
nous avons joué cette scène pendant des années.
Mais nous l’avons jouée en Vous et dans votre sillage,
car même notre propre mal aurait été trop lourd pour nous.
« Quand j’aurai été élevé de terre,
j’attirerai à moi tous les hommes. »
Troisième station
Que l’on transfigure sa chute !
L’amour divin semble être à bout…
Jésus tombe sous le poids de la croix
Les Hommes crient et ironisent parce que celui qui s’est dit Dieu est tombé,
Le plus abject concert qui fut s’élève de la terre.
Ils condamnent le Christ au mépris comme une bête de somme,
ils condamnent le martyr d’amour à dépasser sa défaillance.
Et depuis ce temps-là, les Enfants de lumière peuvent défaillir,
Mais non la lumière dont ils sont les porteurs.
Nous aussi, Seigneur, nous avons failli être écrasés par cette pénitence
que des êtres, pourtant de notre espèce humaine, nous avaient réservée.
Mais ceux d’entre nous qui sont morts sous le poids du mal du monde,
Vous les avez relevés directement dans votre paradis.
« Quand j’aurai été élevé de terre,
j’attirerai à moi tous les hommes »
Quatrième station
Mais celle qui L’a mis au monde
Le suit pour Le remettre à l’autre.
Jésus rencontre sa mère
Les Hommes laissent pourtant l’angoisse s’approcher de Vous
comme s’ils voulaient Vous tenter par le désespoir.
Ils condamnent l’amour à la nostalgie des êtres les plus aimés
comme s’ils pensaient Vous affaiblir encore par la tendresse.
Et depuis ce temps-là, les Enfants de lumière
savent, comme votre Mère, prendre part à votre agonie.
Nous aussi, Seigneur, nous avions le visage de nos mères
qui nous apparaissaient, et que nous n’étions pas sûrs de revoir.
Mais elles partageaient au loin notre Passion d’hommes
Et nous pouvions nous réfugier en elles quand nous souffrions trop.
« Quand j’aurai été élevé de la terre,
j’attirerai à moi tous les hommes. »
Cinquième station
C’est l’un de nous qui Le relaye…
Il nous reste un peu de pitié.
Simon le Cyrénéen aide Jésus à porter sa croix
Les Hommes ricanent parce qu’un des leurs aide un Dieu,
parce que l’Amour seul ne semble pas pouvoir mener le drame jusqu’au bout.
Ils Le condamnent à se faire remplacer par ses créatures,
à faire l’aveu par sa faiblesse qu’Il n’est pas Dieu.
Et depuis ce temps-là, les Enfants de lumière
reçoivent l’appel de se subsister au Christ.
Nous aussi, Seigneur, nous avons subi la cruauté des hommes
et nous avons trouvé des amis pour nous rendre l’espérance.
Mais surtout pour Vous aider jusqu’à la fin de cette tragédie
puisque ce qui passe d’amour entre nous revient à Vous.
« Quand j’aurai été élevé de terre,
j’attirerai à moi tous les hommes. »
Sixième station
Et l’une de nous Le délivre
Du masque de sueur et de sang.
Une femme pieuse essuie la face de Jésus
Les Hommes laissent une troisième consolation s’avancer
par dérision pour ce Sauveur défiguré.
Ils condamnent le Christ à regarder sa face horrible,
leur descendance à voir comment ils L’ont souillé de sang.
Et depuis ce temps-là, les Enfants de lumière
gardent au fond d’eux-mêmes l’image de ce qu’ils ont fait du Divin.
Nous aussi, Seigneur, nous avons avili vos traits jusqu’à l’horreur,
nous avons encore creusé ces plaies et ces sillons d’épuisement.
Mais nous avions quand même en nous un peu de vie qui était vôtre,
et nous présentions l’un l’autre votre détresse quand nous étions trop las.
« Quand j’aurai été élevé de la terre,
j’attirerai à moi tous les hommes. »
Septième station
Il n’a plus de forces, l’Amour !
Le monde vivra-t-il sans lui ?
Jésus tombe pour la seconde fois
Les Hommes hurlent en voyant une seconde fois s’agenouiller le Divin,
ils ne pensaient pas que leur triomphe serait si vite assuré.
Ils condamnent leurs yeux à jouir intensément de cette humiliation,
et Celui qui gît écrasé à reconnaître leur puissance.
Et depuis ce temps-là, les Enfants de lumière
savent qu’il ne faut pas désespérer du pardon.
Nous aussi, Seigneur, nous avons prolongé cet acte de votre mise à mort
quand le poids de ce qui nous restait de vie devenait trop lourd à supporter.
Mais si certains de nous se sont révoltés et se sont abîmés dans leur haine,
Vous avez transformé leurs malédictions en amour à l’extrême instant.
« Quand j’aurai été élevé de terre,
j’attirerai à moi tous les hommes. »
Huitième station
Au bord de l’abîme du ciel,
Il donne encore son espérance.
Jésus console les filles d’Israël qui Le suivent
Les Hommes s’amusent de ce Dieu traqué
qui console ceux qui devraient Le consoler.
Ils condamnent le Divin à se révéler,
ils se condamnent à être moins grands que leur victime.
Et depuis ce temps-là, les Enfants de lumière
Entendent une voix qui leur dit de pleurer sur le monde et sur eux-mêmes.
Nous aussi, Seigneur, n’avons-nous pas perçu cette voix,
nous la prêtant de l’un à l’autre ou l’écoutant en nous ?
Mais si certains instants de nous furent de ceux qui consolent ou se laissent consoler,
d’autres n’étaient-ils pas ceux qui font mal ou ne se laissent pas attendrir ?
« Quand j’aurai été élevé de terre,
j’attirerai à moi tous les hommes. »
Neuvième station
Le Fils de l’homme est sur ses fins
Et ceux qui demeurent jubilent.
Jésus tombe pour la troisième fois
Les Hommes défaillent de bonheur en voyant cette fois l’écrasement,
non plus un Christ à genoux, mais un Christ embrassant la terre.
Ils condamnent le Divin à baiser la boue
et ceux qui le prolongent à s’humilier jusqu’au fond.
Et depuis ce temps-là, les Enfants de lumière
sont la partie du monde qui s’agenouille et baisse la tête.
Nous aussi, Seigneur, nous avons entendu le Mal rire de bonheur
parce que l’espérance était trop lointaine et ne nous animait que faiblement.
Mais nous ne Vous avons pas mis au rang de nos bourreaux,
nous n’avons pas dit que Vous étiez un songe absurde.
« Quand j’aurai été élevé de terre,
j’attirerai à moi tous les hommes. »
Dixième station
Il rend le sang avant l’esprit
La terre, avant nous, le recueille.
Jésus est dépouillé de ses vêtements
Les Hommes atteignent dans leur représentation au grand scandale,
ils veulent dégoûter ceux qui croient encore à l’Esprit.
Ils Le condamnent à transparaître dans un corps nu et honteux,
à souffrir non seulement l’atroce, mais le grotesque.
Et depuis ce temps-là, les Enfants de lumière
savent que les corps les plus dérisoires et ceux qui répugnent peuvent porter Dieu.
Nous aussi, Seigneur, n’avons-nous pas été comme des bêtes écorchées et nues
à l’étal de la cruauté du monde ?
Mais si l’on nous a forcés à renoncer à toute dignité humaine
à cause de Vous, nous étions en train de vaincre ceux qui nous torturaient.
« Quand j’aurai été élevé de terre,
j’attirerai à moi tous les hommes. »
Onzième station
Il se hausse au-dessus du monde
Il barre le ciel de ses bras
Jésus est étendu sur la croix
Les Hommes exposent Celui qui se prétend Dieu au-dessus de la foule,
les bras ouverts et le cœur à vif pour ne plus rien cacher de lui.
Ils condamnent leur victime à la curée,
ils condamnent leurs descendants à bien savoir où se trouve la source d’amour.
Et depuis ce temps-là, les Enfants de lumière
tirent leur joie de la présence et de la vue d’un agonisant.
Nous aussi, Seigneur, nous avons été offerts à la mort
et elle a pris des dizaines de milliers d’entre nous.
Mais ceux qui sont revenus savent comment étendre leurs bras et ouvrir leur cœur,
ceux qui s’en sont allés demeurent pour nous dans cette position.
« Quand j’aurai été élevé de terre,
j’attirerai à moi tous les hommes ».
Douzième station
Il barre le ciel de sa mort !
Et ce cœur qui s’est arrêté…
Jésus meurt sur la croix
Les Hommes atteignent à leur victoire, à leur grande scène triomphale,
l’Esprit qui rend l’esprit, et tout est consommé.
Ils condamnent notre race à être une race de déicides,
ils condamnent l’amour à dépasser la mort.
Et depuis ce temps-là, les Enfants de lumière
savent qu’ils ressusciteront.
Nous aussi, Seigneur, nous avons porté Celui qui ressuscite
de l’exil et du froid, de la torture et du péché.
Mais ceux qui ont rendu le souffle et sont restés inertes là-bas,
Vous leur avez donné cette part d’amour qui traverse la mort sans s’évanouir.
« Quand j’aurai été élevé de terre,
j’attirerai à moi tous les hommes »
Treizième station
Voici qu’il retourne à sa mère
Mais pour renaître d’elle en nous.
Jésus est descendu de la croix et remis à sa mère
Les Hommes jouent à la pitié et à l’indulgence maintenant que tout est achevé,
ils font le présent d’un cadavre à sa mère.
Ils condamnent ceux qui aiment à toucher des mains l’inanimé,
ils condamnent l’espérance à renaître.
Et depuis ce temps-là, les Enfants de lumière
se transmettent Celui qu’ils n’ont jamais cru vaincu.
Nous aussi, Seigneur, nous avons recueilli bien des corps inertes de nos frères,
nous avons senti le poids de ce qui n’était plus,
mais nous connaissons aussi le poids de leur présence vivante dans nos âmes
parce qu’ils se sont sacrifiés jusqu’au bout.
« Quand j’aurai été élevé de terre,
j’attirerai à moi tous les hommes ».
Quatorzième station
Voilà qu’Il passe par la terre
Pour ranimer même les morts !
Jésus est mis dans le sépulcre
Les Hommes confient le Christ à la terre
pour qu’elle achève ce qu’ils ont commencé.
Ils condamnent l’amour à la pourriture,
ils condamnent la Vie à resurgir du néant.
Et depuis ce temps-là, les Enfants de lumière
témoignent que le Divin est sorti de leur nuit.
Nous aussi, Seigneur, nous avons porté votre mort au cœur,
nous avons été votre dernier refuge bien que nous corrompions plus que la terre.
Mais nous serons aussi votre tombeau ouvert,
celui dont Vous forcez la porte pour apparaître encore au monde.
« Quand j’aurai été élevé de terre,
j’attirerai à moi tous les hommes ».
Quinzième station
Jésus est ressuscité des morts
Tu nous as délivrés des parcs sinistres !
Tu as permis que l’air libre y pénètre !
Ressuscite en nous, Fils de l’Homme,
Pour que ta joie aussi soit consommée…
Revenu d’Allemagne après avoir passé trois ans comme prisonnier en Silésie dans l’Oflag IV D, La Tour du Pin termine sa Somme de Poésie qu’il publie chez Gallimard en 1946. Cette même année, le poète est sollicité pour écrire un Chemin de croix à l’intention des prisonniers rapatriés des camps d’Allemagne en pèlerinage à Lourdes le 8 septembre 1946. Il s’y emploie avec cœur et douleur avant d’ouvrir un nouveau chapitre de sa Somme.
S’inscrivant avec une grande liberté dans la liturgie séculaire de l’Église, il écrit un chemin de croix qui s’inspire de la vie vécue par ces hommes dans les conditions difficiles qu’il a connues lui-même et dont on trouve un écho brûlant dans les « Concerts sur terre » de la Somme, dédié aux amis de captivité.
Ce texte, resté inédit du vivant du poète, a été édité en 1998 avec la bénédiction d’Anne de La Tour du Pin par le P. Georges Athanasiadès, chanoine de Saint-Augustin à l’abbaye Saint-Maurice dans le Valais suisse. Le religieux et le poète avaient travaillé ensemble pendant de nombreuses années à la traduction du Psautier liturgique œcuménique, livre officiel de l’Église, toujours utilisé. Les éditions Saint-Augustin ont illustré les quatorze stations du chemin de croix de ce livre très soigné avec les beaux vitraux de Paul Monnier posés dans les bas côtés de la petite église de Bex, voisine de l’abbaye, en 1937. Cette édition est aujourd’hui épuisée et difficile à trouver.
Nous reproduisons ici, avec l’aimable autorisation de l’éditeur, l’ouvrage tel qu’il a été édité en 1998. On remarquera que le texte original ne comporte que 14 stations, ce qui était la règle avant la décision du Pape Jean-Paul II de les compléter avec une quinzième station faisant mémoire de la résurrection du Christ. C’est pourquoi le P. Athanasiadès a publié cette belle méditation liturgique en donnant à l’épilogue du texte original le statut de 15e station, et en l’illustrant par un Christ de Madeline Diener.
À la suite du fac-similé, nous publions le texte seul de Patrice de La Tour du Pin, d’un plus grand confort de lecture, qu’il sera facile aussi d’imprimer, avec un dessin original du poète appartenant à ses archives personnelles.
Ce Chemin de croix, vibrant de la tragédie encore toute proche qui lui a donné naissance, reste malheureusement d’une douloureuse actualité. Il témoigne de la place essentielle que tient le mystère de la Passion du Christ dans la vie et l’œuvre de La Tour du Pin comme dans la vie de l’Église et de tout chrétien.